AUTO HEBDO, 29.09.1993

ALAIN PROST S'EXPLIQUE: "Le jeu n'en valait plus la chandelle"

LASSITUDE, USURE, RISQUES DEVENUS SUPERFLUS, MONDE ET METIER SUBITEMENT DEVENUS DERISOIRES... L'HOMME PUBLIC A FINALEMENT RESSENTI LE DESIR DE VIVRE SA VIE D'HOMME. TOUT COURT.

COMMENT S'EST IMPOSEE CETTE DECISION? COUP DE TETE OU MURE REFLEXION?

Ce fut avant tout une décision très difficile à prendre, comme vous pouvez vous en douter. Elle a mûri tout au long de l'année pour s'imposer il y a environ un mois. Pour en parler aussitôt à Frank et aux responsables de Renault. Si j'ai attendu pour l'annoncer, c'est que j'espérais le faire au soir de mon titre mondial. Mais rumeurs et spéculations étant ce qu'elles sont, il était meilleur pour moi et pour l'équipe de fixer les choses au plus vite. Ça ne peut pas être un coup de tête. Après treize saisons de F1, on se pose la question sans réellement se la poser. Inconsciemment. Ce sont des éléments extérieurs qui vous forcent à vous interroger. Pourquoi faire ce métier? En vaut-il encore la chandelle? La part de risques ne peut être écartée. La part de plaisir est toujours là. C'est le plus dur à accepter. Piloter une F1, mener un travail a son terme avec passion, au sein d'une écurie où on sent bien, avec des hommes qui vous soutiennent et qui vous font confiance. Mais les éléments prennent au fil du temps de plus en plus d'importance. D'un côté, cette saison 93 restera une excellente saison. Peut-être la meilleure de ma carrière. Mais elle ne fut pas facile, pas correcte dans certains cas. Une victoire n'est pas toujours récompensée comme on le souhaiterait. A un moment donné on finit par se dire que le jeu n'en vaut plus la chandelle.

QU'ATTENDRE DE CET ARRET?
Après tant d'années passées au sommet, le droit de décompresser, de changer d'air.

COMMENT FUT PRISE CETTE DECISION? AVEC DES PROCHES? DANS LA SOLITUDE?
Mes proches, les très proches, ne furent avertis que quelques jours avant cette annonce.

MAIS ETAIT-CE VRAIMENT LE BON MOMENT DE TIRER UN TRAIT SUR CETTE EXTRAORDINAIRE CARRIERE? N'EST-CE PAS DU GACHIS?
La vie part de la naissance à la mort. La carrière d'un sportif des débuts à une fin. Le tout est de définir le moment idéal de cette fin. Car on en est maître. Ce n'est jamais le bon moment pour les uns, c'est toujours le bon moment pour d'autres. Le caractère d'un sportif est marqué par l'égoïsme. C'est l'une des qualités qui permet de progresser. Pour moi, c'était le moment idéal. Cette année 93 fut longue, difficile, comme l'ensemble de ma carrière. Je n'avais pas envie de faire l'année de trop. Je veux stopper sur une bonne note, en étant encore au sommet.

QUELLES RAISONS PROFONDES A L'ORIGINE DE CE CHOIX?
Vie professionnelle très longue, très éprouvante. Treize ans en F1, vingt ans de course. A me battre pour la victoire. Très éprouvant physiquement et surtout nerveusement. Un travail de tous les instants, certainement plus qu'aucun autre pilote. Cette année, je pense avoir obtenu beaucoup de satisfaction sur le plan sportif et relationnel avec mon environnement professionnel. Un peu moins avec le monde extérieur. Dès cet hiver les problèmes se sont enchaînes les uns aux autres. Avec une cabale anti-Prost avant même que je reprenne le volant! Aucune satisfaction sur ce plan là! Alors on se pose certains questions. Et à un moment donné, il faut se fixer pour de bon. Une année de plus? Sera-ce la bonne ou celle de trop? Je le redoutais. A stopper un jour autant que ce soit au bon moment. Et de la meilleure manière qui soit. Prendre des risques pour des gens qui ne vous apprécient pas devient lassant, décourageant. Un jour on finit par tout mettre sur une balance. Tant que l'équilibre est bon, ok, on continue. Un jour un côte l'emporte. Malgré la bonne équipe, le succès quasiment assuré, la bonne ambiance. J'avais la possibilité de piloter un an de plus chez Williams, peut-être plus. Je n'en ai plus eu envie. On dit que la vie commence à 40 ans. J'en ai 38!

A VOIR CETTE DEUXIEME PLACE D'ESTORIL, CES PERFORMANCES AUX ESSAIS, LE POTENTIEL EST INTACT. LA TETE NE SUIT DONC PAS LES JAMBES...
L'un ne vas pas sans l'autre en F1. Inséparables. S'il est une chose dont je suis sûr, c'est bien de la tête! Bien posée sur les épaules. D'oû la décision que j'ai prise. Je ne crois pas que ce soit à moi, maintenant que j'arrête, de dire le pourquoi du comment de cette décision. A vous de faire la rétrospective et d'imaginer ce que j'ai pu avoir dans la tête et qui fera que les jambes ne suivront pas en 94...

APRES CE QUATRIEME TITRE, UN CINQUIEME, POUR FAIRE DE VOUS L'EGAL DE FANGIO, NE VOUS A PAS TENTE?
Oui, après la quatrième un cinquième. Puis pourquoi pas un sixième pour dépasser Fangio! Avec l'espoir et la hargne on peut continuer dix ans. Mais la part de risques est trop importante. Je touche du bois. J'ai eu la chance, jusque-là, de ne jamais me faire mal. Le moment est arrivé de ne plus jouer. N'oublions pas que ceux qui parlent aujourd'hui d'un Prost au sommet, du champion quasi-irremplaçable ont été ceux qui m'ont critiqué il y a encore six mois. J'en ai eu marre. Je n'ai pas à changer ma personnalité pour faire plaisir. Si le sport a permis de faire de moi un personnalité pour faire plaisir. Si le sport a permis de faire de moi un personnage public exceptionnel au niveau professionnel, il m'a fait perdre beaucoup de choses sur le plan humain. J'ai envie, j'ai besoin de vivre une vie personnelle un peu plus normale. Il n'est plus supportable que votre vie d'homme soit conditionnée par vos résultats sportifs, par ce que vous faites. On rate un départ une course sous la pluie... Ras le bol.

AMER?
Non, pas du tout. Heureux, serein. Je ne veux plus penser à ce qui a pu motiver ce choix. Je suis quelqu'un d'honnête, de droit. Je n'ai rien à me reprocher. J'ai atteint mes buts et ceux que ceux qui m'ont accordé leur confiance attendaient de moi. Là est l'essentiel. Je me souviens d'une réflexion que Jackie Stewart m'avait faite alors que nous jouions au golf ensemble, il y a quelques années: «Ce sera une décision très dure, tu verras», m'a-t-il dit. «Mais du jour où tu la prendras tu te sentiras libéré, léger, heureux». J'en suis là aujourd'hui. La preuve que ma décision est la bonne!

QUELLE IMAGE GARDER DE CE SPORT QUI VOUS A TOUT APPORTE?
Pas une image, plutôt un souvenir global. Pas de la F1 en particulier mais de ma carrière. Le sport automobile m'a tout apporté. Un statut social et financier que je n'aurais jamais eu, inestimable. Il m'a permis de réussir ma vie. La F1 fut une étape. Je veux rester sur cette idée. Quatre titres, X victoires... Les statistiques garderont ces chiffres qui, pour moi, compteront moins au fil du temps. Or, c'est à ce futur que je veux me dédier. Pas au passé. L'histoire retiendra peut-être que j'ai été le premier Français champion du monde. Personne ne pourra me l'enlever.

PAS MEME UN SOUVENIR PRECIS?
Une victoire? Un échec? Une course? Une saison? Un titre mondial? Non. Je me rappelle plus facilement mes seize ans, le karting que je préparais avec mon père, les courses du dimanche, l'école en semaine... Je me rappelle qu'à cette époque j'étais loin, très loin, d'imaginer que j'en serais là vingt ans plus tard!

QUELLE IMAGE LE PUBLIC DOIT-ELLE GARDER DE VOUS?
On ne peut jamais avoir l'image que l'on a ou que l'on souhaite de soi. L'image parfaite n'existe pas dans la mesure où l'homme parfait n'existe pas. Il est vrai qu'auprès de certaines personnes je possède une image que je ne mérite pas. On a voulu, très adroitement, me donner une étiquette qui ne correspond pas à ce que je suis réellement. Ce sera mon seul regret.

AUCUN AUTRE?
Aucun. J'ose quand même penser avoir servi d'exemple à beaucoup. Peut-être à une partie de cette jeunesse qui, aujourd'hui, se pose pas mal de questions. Grâce à mes qualités, à mes défauts. Les uns et les autres pouvant s'interchanger. Motivation, hargne de parvenir à mes fins, capacité de travail, constance dans l'effort... Je n'ai jamais baissé les bras. J'ai certainement beaucoup donné au sport automobile mais comme je l'ai dit, il m'a aussi tout apporté. La F1 est une école de vie très dure, tortueuse, parfois tordue, qui vous forge un esprit, qui vous endurcit. Mais on ne peut pas toujours continuer ainsi.

UN ESPOIR?
Oui, qu'un autre Français prenne la relève. J'espère que ce sera Jean Alesi. On verra... Si je peux participer à ce relais, le motiver, tant mieux.

LES SPECULATIONS CONCERNANT UNE EVENTUELLE ARRIVEE DE SENNA ONT-ELLES INFLUENCE VOTRE DECISION? C'EST LUI QUI DEVRAIT VOUS SUCCEDER CHEZ WILLIAMS. QUEL SENTIMENT CELA PROCURE?
La possibilité de voir Senna arriver chez Ferrari existait depuis longtemps et a toujours été d'actualité. Mais cela n'a rien eu à voir avec mon choix. Absolument rien. Mon choix était fait avant tout contact précis. A partir du moment où ma décision fut prise, que le point de non retour fut atteint, ma force de caractère m'a permis de tout accepter. Y compris l'idée de voir Senna dans la Williams. Tant mieux pour lui. C'est un excellent pilote, il fera un bon travail et Williams mérite de rester en haut. Ainsi pourrez-vous dire dès cet hiver que le championnat 94 est joué par avance!



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