PARIS MATCH, 16.11.1989

ALAIN PROST:
"SENNA CROIT QU'IL EST INVULNERABLE, IMMORTEL. C'EST GRAVE..."


Depuis six mois, le duel Prost-Senna étire son feuilleton. Vous y occupez la place du "bon". Un "bon" un peu râleur, tourmenté, mal dans sa peau, mal aimé. Y a-t-il deux Prost?
Certains disent que je suis timide. C'est faux. C'est par pudeur que je refuse de m'étaler tout entier. Je viens de gagner le championnat mais j'aimerais que l'on ne m'en parle plus. C'est du passé. J'ai seulement fait mon travail. Je ne recherche pas la publicité. Je n'essaie pas de soigner, corriger, retoucher mon image. Ce serait tricher et je n'aime pas ça.

Si un spécialiste du marketing humain vous prenait en main, que vous conseillerait-il de faire?
Ah! toujours la même chose. Il faudrait que je téléguide des séries d'articles, des photos, des reportages télévisés. On m'y verrait me promener avec ma femme, jouer avec mon fils, rire avec les amis. Des images qui montreraient que le "professeur Prost" est un être humain. Mais cette partie de ma vie, j'y tiens trop pour la livrer comme une marchandise. Je suis incapable de poser, de jouer un rôle. C'est peut-être cette réserve, cette pudeur qui me joue des tours: parfois, quand je donne des explications, je ne vais pas jusqu'au bout de mes propos, par crainte de l'exhibitionnisme. Alors, on me comprend mal. Et puis, il ne faut surtout pas donner trop d'importance à tout cela. Il y a dans la F1 des gens qui pensent que le monde entier nous regarde, ne s'intéresse qu'aux courses de voitures. Mais il y a autre chose dans la vie. Cette polémique qui s'achève m'a troublé à cause de cela: comment quelque chose de marginal, de dérisoire comme mon aventure, peut-elle créer autant d'agitation et encombrer l'actualité? Quand j'ai le sentiment d'avoir tort, d'avoir commis une erreur, je me tais et supporte volontiers la critique. Mais quand j'ai raison, et qu'on refuse de me comprendre et même de me croire, là, c'est injuste, et difficile à vivre.

A la veille du Grand Prix de Monza, vous avez hurlé qu'on ne vous donnait que des moteurs poussifs. Pourtant, le dimanche, vous gagniez la course. N'avez-vous pas parlé un petit peu trop vite?.
Pas du tout. J'ai simplement dit la vérité. Honda a rectifié le tir et, jus-qu'à la fin de cette saison, j'ai été très bien servi en moteurs.

Qu'aviez-vous en tête quand, hier soir, pour la dernière fois, dans les vestiaires de l'écurie McLaren, vous avez bouclé votre sac?
Et bien! Je me suis dit: "Tiens, tout cela, c'est fini. La polémique est oubliée". J'ai essayé d'avoir un mot gentil pour chacun des membres de l'équipe. Sauf pour Senna. Lui et moi nous ne vivons pas dans le même monde. Moi aussi, je suis croyant et je pense qu'il faut pardonner. Dans la F1, nous sommes les trapézistes d'un même cirque, embarqués sur le même bateau. Et chacun se retrouve un jour ou l'autre. En 1982, j'ai eu un problème avec René Arnoux. Et bien! Dimanche matin, lors du briefing des pilotes qui précède la course, quand René nous a fait ses adieux, j'ai eu la larme à l'œil.

Il a d'ailleurs fait un cadeau à chacun des pilotes. Ceux-ci n'ont même pas eu l'élégance de lui rendre son geste.
En Formule 1, nous vivons dans l'égoïsme le plus absolu. C'est chacun pour soi. Un jour, j'ai abordé un pilote pour lui demander pourquoi il ne disait jamais bonjour. Il m'a répondu : "Je ne salue jamais personne car je ne veux pas créer de relations de sympathie. Elles m'empêcheraient de me battre, d'être totalement agressif." Quand j'ai débuté dans la course, il y a dix ans, les pilotes étaient souvent amis, on bavardait sur le bord des stands, on dīnait ensemble. Avec Arnoux, si nous n'avons jamais été amis, nous nous sommes toujours appréciés. René a du cœur. Et moi, j'essaie de trouver une qualité à ceux que je dois côtoyer. Mais je dois constater pourtant que certains pilotes ou managers n'ont vraiment rien pour plaire.

Comment avez-vous réagi quand vous avez appris que vous étiez champion du monde?
Quand quelque chose intervient dans un contexte qui n'est pas absolument clair, simple, ça ne me convient pas. Mais je suis rodé, j'ai déjà gagné trois titres et j'en ai perdu trois autres. Aujourd'hui, je pourrais avoir six titres, tout cela me rend donc philosophe.

Chez McLaren, vous avez succédé à Rosberg, Johansson et Lauda lui-même. On a l'impression que, cette fois, Ron Dennis a décidé que c'était à votre tour d'être mangé. Ce revirement est-il une affaire de marketing?
Ron Dennis a voulu privilégier le futur. C'est normal, logique. Mais trop dur à avaler. Moi, j'ai beaucoup donné pour cette équipe, j'ai toujours joué le jeu. Depuis un an, je me suis effacé, j'ai avalé quelques couleuvres pour ne pas lancer de vaines bagarres avec Senna. Je me disais: "Bon, c'est un malade, alors contrôle-toi." Je pensais qu'on allait me renvoyer l'ascenseur. Mais on ne m'a donné que le bâton. Voilà comment ces gens-là tentent d'organiser ton déclin. Un jour, tu découvres qu'un détail te désavantage, puis une semaine plus tard, un autre. Et ça s'accumule. Or, en F1, ce sont les détails qui font que l'on perd ou que l'on gagne. Comment expliquer ça, des choses aussi subtiles, aussi techniques au grand public? Pourtant la solution c'est bien de crever l'abcès, de parler au grand jour. Alors, on m'a traité de mauvais joueur. On a dit que je n'étais pas très fair-play. Certains m'ont décrit de telle façon que, quand j'ai lu leur propos, je me suis regardé dans la glace en me disant: "Mais de qui parlent-ils? Ce type-là, ce n'est pas moi." On oublie qu'en 1983, quand Piquet a été champion, je suis tombé dans ses bras, puis dans ceux de Lauda en 1984. J'étais battu dans l'esprit et la lettre du sport. Pourtant, Niki ne me devançait que d'un demi-point. J'aurais pu être rageur, amer. Aujourd'hui, je n'ai pas changé, au contraire, l'âge m'a donné encore plus de recul. Ne pas être champion n'est pas une catastrophe. Mais être victime d'une injustice, pour moi, c'est un drame insupportable.

Hier, vous n'aviez fait qu'un seul tour, que déjà votre voiture et celle de Senna, dès les premiers mètres, s'étaient touchées. Certains ne vont pas hésité à dire que c'est par peur ou même par lâcheté, que vous avez abandonné.
Ça m'est égal, la philosophie des machos est ce qu'il y a de plus bête et de plus méprisable au monde. C'est avec cela qu'on provoque les guerres. Le côté: "Fais ça, si tu es un homme." II y a, je crois, une nuance entre faire du sport automobile et se porter volontaire dans un commando suicide. En F1, c'est comme en politique, on utilise la langue de bois. On ment, on fait de la démagogie, en fonction de ce que doit penser le public. Moi, je dis ce que je pense. Et j'essaie d'accorder mon comportement à mes idées. C'est pour cela que je n'ai fait qu'un tour. Et vingt-cinq pilotes sur vingt-six – la majorité des team-managers – sont venus me voir après le Grand Prix, comme pour s'excuser en me disant: "Alain, c'est toi qui avais raison." L'accident survenu dimanche à Ayrton est exemplaire. Il aurait pu être celui de Gilles Villeneuve, ou celui de Didier Pironi à Hockenheim en 1982. A quelques centimètres près, sa roue avant gauche aurait pu grimper sur le pneu arrière droit de Brundle. L'auto se serait alors envolée à dix mètres en l'air pour peut-être retomber dans le public. On ne peut pas jouer avec ça.

Si la course a eu lieu, c'est que le Grand Prix était "prévendu" comme un concert de rock. Il fallait absolument, pour des questions financières, que vous vous lanciez dans l'arène.
C'est vrai qu'annuler n'est pas facile. Et qu'il y a beaucoup d'argent en jeu, les horaires de la télévision qu'il faut respecter, si on veut que les droits soient versés. Mais la vie ne vaut-elle pas tout cela? Faut-il qu'un drame, un "gros carton" intervienne pour que l'on devienne raisonnable? J'ai regardé le Grand Prix à la télé. J'étais effrayé. A l'écran, tout est froid, abstrait, on voit un casque, c'est une boule de couleur au-dessus de l'auto. On oublie qu'un pilote, un homme, est là-dessous. Tant qu'on ne voit pas une civière, ou un type coupé en deux, personne ne s'émeut. Mais je le répète, où va-t-on?

Pour que cela change, il faut quoi? De la solidarité?
Moi, je ne parle pas de cela. Je ne veux pas fonder un syndicat qui va finir par créer un conflit. Il faut tout simplement faire appel à la raison et changer le règlement qui ne prévoit rien en cas de départ sous la pluie. C'est quand même très simple.

Pas si simple puisque Ron Dennis, le patron de McLaren, a décidé de faire la guerre à Jean-Marie Balestre, le patron de la Fédération mondiale.
Moi, je donne raison à Balestre. Et Dieu sait si dans le passé, nous avons eu des conflits. Lui, au moins, n'a jamais tenté, face au sport, de privilégier le business. C'est le seul qui ait fait le maximum pour la sécurité des pilotes. C'est vrai qu'il faut aussi des gestionnaires mais des gens comme Ron Dennis et Senna souhaitent que le sport et l'argent soient remis entre les mains de la même personne. Sans doute dans le lointain espoir que cela devienne leur moyen de contrôler l'ensemble de la Formule 1.

L'été dernier, vous avez failli tout plaquer?
C'est vrai. Tout quitter, à cause de l'ambiance. C'est ma signature chez Ferrari qui m'a remotivé. J'ai été écœuré par les agissements d'hommes sans éthique, sans morale. Le soir, je me disais: "Mais Alain, que fais-tu là dedans?"

On prétend que vous avez roulé en secret pour Ferrari?
C'est faux, mais à Adélaïde, en secret, c'est vrai, je me suis simplement assis au volant de la monoplace de Mansell. Pour voir comment j'y étais installé. Ce qu'il fallait modifier pour un meilleur confort.

McLaren vous a libéré. Pourtant, votre contrat ne s'achève qu'en décembre prochain?
Il y a quelques jours, c'était O.K. Puis Ron Dennis est revenu en arrière. Aujourd'hui, rien n'est réglé.

Pour cette dernière course, la Ferrari a mal marché.
Tant mieux. Les équipes qui marchent bien en fin de saison s'endorment l'hiver. Nous, nous allons travailler.

Le tribunal de la Fédération a sanctionné Mansell puis Senna, pour leur conduite dangereuse. A quand l'arrivée de la police de la route sur les circuits de F1?
Les commissaires de la Fédération ne sont pas des imbéciles. Ce sont des arbitres compétents. Dans le cas de Senna, je regrette que l'avertissement ne soit pas intervenu plus tôt. Par exemple, l'an passé au Portugal, quand, à 280 à l'heure, il m'a serré contre un mur. Ce type-là fait quand même des choses insensées comme faire un tour de circuit complet alors que le drapeau noir donnant l'ordre de stopper immédiatement est hissé. Il fallait donc stopper l'escalade.

Les frottements, les frictions entre voitures, ça fait pourtant partie du spectacle?
La conduite dure, les frottements, je ne suis pas contre, si on est entre gens loyaux, entre hommes fair-play. Tout est question d'esprit. Actuellement, il y a en F1 des types très dangereux. Par exemple, des hommes qui, subitement, freinent beaucoup plus tôt que prévu sans se soucier de savoir si vous êtes derrière. Ceux-là ne respectent pas l'adversaire, ils sont seuls au monde. Dès qu'un pilote met son casque, il change de personnalité. Alors, en cas de litige, il ne faut pas écouter ses éventuelles justifications. Il faut simplement le juger sur ses actes, sur ce qu'il fait au volant.

Mais vous-même, installé dans votre voiture, vous changez aussi?
Si j'ai bien une particularité, c'est celle d'être plus calme au volant que dans la vie. Senna, lui, croit qu'il est immortel, invulnérable. C'est grave. Vous avez maintenant des gens qui voient s'ouvrir devant eux un espace de deux mètres de large, leur voiture fait tout juste un centimètre de moins. Eh bien! Peu importe, ils foncent dans le trou, Si ça passe, on s'exclame: "C'est sublime, fantastique." Moi, je ne trouve pas cela fantastique. Alors on me répond: "Mais si tu as peur, arrête de courir." Je n'ai pas peur. Tout simplement, je pratique un sport qui a des règles, des usages qui ne sont pas respectés.

Sur la piste, on voit maintenant des pilotes se tendre un poing haineux ou se faire un doigt d'honneur, comme des scènes dignes du boulevard périphérique.
C'est incroyable. Au cours des essais, certains vous bloquent systématiquement l'élan. Ils bouchonnent. Et ce sont ceux-là qui vous font ce genre de signes aussi vulgaires qu'agressifs. Les circuits ont été améliorés, la sécurité des voitures, également. Actuellement, ce n'est pas le comportement irresponsable de quelques-uns qui peut remettre en cause tout ce travail.

Sur la piste, on voit maintenant des pilotes se tendre un poing haineux ou se faire un doigt d'honneur, comme des scènes dignes du boulevard périphérique.
C'est incroyable. Au cours des essais, certains vous bloquent systématiquement l'élan. Ils bouchonnent. Et ce sont ceux-là qui vous font ce genre de signes aussi vulgaires qu'agressifs. Les circuits ont été améliorés, la sécurité des voitures, également. Actuellement, ce n'est pas le comportement irresponsable de quelques-uns qui peut remettre en cause tout ce travail.

Si le Grand Prix d'Australie avait été déterminant pour l'attribution du titre de champion du monde, auriez-vous abandonné?
Oui, bien sūr. Faites-moi l'honneur de me croire. Un alpiniste ne part pas faire une première si la neige tombe. Je voudrais faire comprendre aux managers, à tous ceux qui s'expriment à propos de la F1, ce qu'est rouler dans une telle voiture. En 1984, j'avais proposé à John Barnard, l'ingénieur de McLaren, de fabriquer une voiture biplace pour embarquer un passager afin que celui-ci comprenne, par l'expérience, ce qu'est notre métier.

Que pensez-vous de la formule 1 en France?
Renault a fait un travail fantastique, avec le moteur qui équipe les Williams. Peugeot va démarrer en prototype, en groupe C. Mais j'observe que, moi, en dix années de course, j'en ai souvent pris plein la gueule. Critiques et polémiques ne m'ont jamais épargné. Et, pendant ce temps-là, miracle, j'observe que les coupeurs de têtes laissent en paix certaines écuries françaises qui accumulent les déboires. Cette fois, on est indulgent. On banalise leurs échecs comme on banalise mes victoires.

Et les pilotes français?
Ceux-ci n'ont pas forcément besoin d'être dans une équipe française pour s'exprimer. Moi, j'étais très bien chez McLaren et Jean Alesi est très bien chez Ken Tyrrell.

Qu'allez-vous faire maintenant?
Je vais me refermer un peu plus. Me protéger, verrouiller. Je vais me concentrer sur mon travail avec Ferrari. Je ne sortirai que pour aller à la remise du trophée de champion du monde. Puis, je ne vais plus parler. Ne rien dire. Ne plus m'exposer.

De notre envoyé spécial à Adelaïde
JACQUES-MARlE BOURGET



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