LE MONDE, 14.10.2003

Entretien avec Alain Prost:
"Son arrogance est l'une de ses forces"


Alain Prost, quadruple champion du monde de F1 et ancien pilote chez Ferrari.

Comment expliquez-vous la performance de Michael Schumacher?
La première chose qui vient à l'esprit est que c'est fabuleux. Mais la manière d'y arriver, c'est autre chose. Il y a dix ou quinze ans, on pensait que ce record ne pouvait pas être battu. Il y a eu Fangio, puis l'époque de Stewart et Lauda: une Formule 1 qui vient de l'artisanat, semi-professionnelle. Le plus significatif, c'est qu'il y a eu une grande évolution dans ce sport. Ferrari a su créer quelque chose qui n'existait pas jusqu'alors. La Scuderia aujourd'hui, ce sont tous des gens qui ont réussi ailleurs, qui se sont regroupés, qui ont même signé des contrats qui les liaient les uns aux autres pour que l'un d'entre eux ne puisse pas s'en aller. Cela a été la condition sine qua non pour travailler dans une réelle stabilité. Ça n'existe pas ailleurs.

La Scuderia d'aujourd'hui n'est pas celle que vous avez connue en tant que pilote au début des années 1990...
Ferrari a toujours eu beaucoup plus de moyens que les autres. Mais quand il y a eu du vrai professionnalisme face à eux, ils n'ont jamais été dans le coup. Cette équipe avait tout pour gagner, depuis longtemps. Avec tant d'argent, toute cette technologie - et cette passion bien sûr -, ils auraient dû gagner tous les ans. Mais il y avait une telle politique... Cette manière de dresser les pilotes les uns contre les autres, c'était une façon d'essayer de susciter de la performance. D'autres en ont fait les frais avant moi. Fangio n'est resté qu'un an parce qu'il n'a pas supporté. L'accident de Gilles Villeneuve, par exemple, est largement imputable au management de Ferrari à l'époque. Quand Jean Todt est arrivé, au bout d'un an ou deux, il a failli partir. Quand Schumacher est arrivé, ça n'a pas marché tout de suite non plus. En faisant venir Ross Brawn (directeur technique) et Rory Byrne (designer), ils ont créé un clan qui a apporté de la stabilité. Luca Di Montezemolo, le président de la Scuderia, a permis aussi de créer les conditions d'une certaine indépendance par rapport à Fiat, l'actionnaire de référence. Ensemble, ils ont réussi à générer les énergies positives et à les canaliser.

Que pensez-vous du personnage Michael Schumacher?
C'est quelqu'un avec qui je me suis toujours très bien entendu. On a fait quelques courses durant la saison 1993, notamment un Grand Prix du Portugal où c'était un peu chaud. Il a été un pilote un peu bouillant, comme tous les jeunes qui commencent. Mais il faut être honnête, on ne peut pas seulement l'encenser. Il a parfois été limite. Avec Damon Hill en 1994, avec Jacques Villeneuve, plus tard... Je pense que son comportement sur la piste lui a coûté cher. Il faisait preuve d'une arrogance que personne ne pouvait supporter. Ce comportement, malgré tout, était également l'une de ses forces. On ne peut pas avoir une énorme force sans que ce soit une faiblesse par rapport à l'extérieur. On ne peut pas se motiver, être un champion, sans se constituer une carapace. Je pense que sur le plan humain et de sa personne, il est vraiment différent de ce que les gens pensent. C'est quelqu'un qui s'est toujours protégé. Or, en se protégeant, on ne donne pas de soi une image très populaire.

Quels sont les pilotes susceptibles d'assurer sa relève?
Les deux à qui l'on pense immédiatement, ce sont Kimi Räikkönen et Fernando Alonso. Pour qu'une écurie puisse battre Ferrari, il faut qu'elle s'inspire de son modèle, même si on ne peut pas comparer une équipe latine et anglo-saxonne. Si l'on veut gagner contre Ferrari, il ne faut pas faire de fautes, il faut être fiable et il faut même privilégier un pilote par rapport à un autre même si c'est, malheureusement, dommageable pour le sport. Le seul qui peut se retrouver dans une situation très forte et très privilégiée dans le futur, c'est Räikkönen avec McLaren. Cette écurie a une force extraordinaire pour rendre la vie sympathique à un pilote, pour l'aimer autant que pour l'aider. Räikkönen peut être très vite dans de très bonnes conditions pour gagner.

Quel regard portez-vous sur la Formule 1 aujourd'hui?
Il y a une Formule 1 à deux vitesses. Je le regrette, mais on ne peut rien y changer. Depuis l'arrivée des constructeurs, il y a cinq, six équipes fortes, mais qui ne sont pas logées à la même enseigne et n'ont pas la même implication dans le futur, ce qui est pourtant très important. En ce qui concerne les petites équipes ou les écuries moyennes, par contre, s'il y en a deux qui ont survécu cette année - Jordan et Minardi -, c'est grâce à Bernie Ecclestone et à d'autres équipes qui ont bien voulu les aider financièrement. Alors qu'une équipe comme celle que j'avais - Prost Grand Prix -, c'était juste pour servir de faire-valoir aux grands constructeurs. La Formule 1 pourrait être plus belle qu'elle ne l'est aujourd'hui. Elle n'est plus un sport, c'est un business.

Propos recueillis par Jean-Jacques Larrochelle



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