JDD, 13.06.1999

"La F1, c'est Ferrari et les Anglais"



Stéphane Joby

Passionné de sport auto, Jacques Piasenta, entraîneur de Christine Arron, a interviewé Alain Prost pour le JDD. Paroles d'experts en trajectoires.

Il ne rate pas un Grand Prix à la télévision, dévore la presse spécialisée et conduit chaque année une vraie Formule 1 sur le circuit varois du Luc. "Une AGS. On en sort rincé, mais j'en suis barjot. J'ai un crédit d'une dizaine de tours pour septembre prochain, après les championnats du monde à Séville. C'est Christine Arron qui me les offre!" De sa championne d'Europe du 100 m, Jacques Piasenta dit: "Elle est un très bon pilote, moi j'ai l'impression d'être un ingénieur." Avant d'être un entraîneur à succès (Pérec, Arron, Philibert, Cali), il a écumé les circuits automobiles au volant de sa Gordini. Quelques accidents, mais aussi de belles premières lignes à Magny-Cours ou Nogaro.

Une année, Pia s'est même endetté pour construire sa propre voiture de Formule France, tatouée "Martini-Piasenta"… mais morte-née après une modification fourbe du règlement technique. Le JDD l'a invité à rencontrer Alain Prost à Guyancourt, siège de l'usine de l'écurie française. "Vous avez été le premier à freiner jusqu'au point de corde, lui dit-il d'entrée. Vous releviez le pied gauche pour débrayer de manière à balancer un coup d'accélérateur. Je me suis entraîné pendant un an pour réussir à faire la même chose que vous."

Qui est le Colin Chapman d'aujourd'hui? Pensez-vous qu'on peut encore innover en F1 ou bien que seuls comptent les moyens financiers pour progresser?
Aujourd'hui on limite tellement les règlements qu'il est difficile de désigner le nouveau Chapman. Disions plutôt qu'une succession de petits Chapman feront la différence sur des détails. Le vrai problème n'est plus d'avoir la bonne idée, c'est de la mettre en œuvre. Cela prend du temps, c'est cher. Une bonne voiture aujourd'hui, c'est un ensemble. Ce n'est pas seulement un châssis bien dessiné, un moteur puissant, des pneus performants. Tout est lié et doit travailler dans le même sens. Des bonnes idées, vous savez, on en a des vingtaines.

La Stewart-Ford marche fort en ce début de saison. Grâce à une idée géniale?
A 98 %, pour ne pas dire 100 %, les bons résultats de Stewart sont dus à un tout nouveau moteur Ford très compact et léger. Ce n'est pas une trouvaille géniale puisque Renault avait fait un premier pas dans cette direction avec son ancien V10. Mercedes et Ferrari ont suivi. Pour Peugeot, ce sera l'année prochaine. C'est la direction ver laquelle il faut aller.

Je manage des "fauves" qui font un sport individuel mais qui, au quotidien, ont besoin des autres à l'entraînement. Vous, vous avez deux voitures, avec chacune un ingénieur et un pilote. Comment gérez-vous cette collaboration-compétition?
C'est très complexe car cette situation n'est pas naturelle: on veut un sport d'équipe mais on a besoin de la compétition interne. C'est un compromis horrible. On ne peut pas et on ne doit pas tout régler. Il faut garder une certaine rivalité entre les pilotes, entre leurs ingénieurs, sans dépasser une limite. Je suis passé par là avec Senna, on ne se parlait plus du tout, si ce n'est dans les briefings techniques. Et pourtant on n'a jamais aussi bien travaillé pour l'équipe.


C'est exactement ça, avec des périodes où tout va bien pour l'un des pilotes, mais moins pour l'autre. On s'aperçoit d'ailleurs que lorsque l'un des deux est dominant, les relations son meilleures parce qu'il y a moins de compétition. Il faut alors essayer de la restaurer.

Quand un de mes athlètes est très content d'avoir gagné, les autres sont déçus de s'être plantés. Je suis toujours du côté de ceux-la, Je ne suis donc jamais complètement satisfait. Et vous?
C'est pareil. Mais je crois aussi qu'après avoir été sportif de haut-niveau, on est toujours un peu malheureux. On n'arrive pas tout à fait à obtenir ce qu'on voudrait. On devient encore plus perfectionniste. On me reconnaît cette qualité, on me la reproche aussi… Je suis un pinailleur. Quand on cherche à améliorer les choses pour progresser, on passe pour un chieur. La rigueur n'est pas une spécificité française.

Je ne supporte pas le dopage et toutes les formes de tricherie dans mon sport. Comment vivez-vous l'opportunisme des dirigeants de la F1 pour changer les règlement au profit de certains?
Je préfère parler de favoritisme plutôt que de triche. Quand on n'est pas leader ou influent, on a vraiment du mal à se faire entendre. La F1, c'est Ferrari et les Anglais. Nous, on souffre d'être une enclave. Je le vois pour tout ce qui concerne les règlements techniques. En gros, si ça convient aux autres, ça ira bien pour nous!

Quand je regarde les courses de F3 à la télé, je suis choqué de voir tous ces carambolages. Alors qu'on vous reprochait d'être trop prudent les jeunes pilotes ne se soucient pas du matériel…
On a effectivement un vrai problème avec la nouvelle génération. Il y a une dérive des valeurs sportives, comme dans la vie. Moi, quand je cassais une boîte ou que j'abîmais un aileron, j'en étais malade. Je considérais que c'était ma voiture. Aujourd'hui, les plus jeunes n'en ont rien à foutre. C'est ce qui fait la différence entre les nombreux bons pilotes et les très bons, qui prennent conscience de leurs responsabilités.

A 57 ans, j'ai des abdos plus forts que pas mal de mes athlètes. J'ai lu que vous êtes aussi en bonne condition…
Quand on a été sportif, on ne peut pas accepter la décadence de son corps. Le sport est une soupape. Je manque de temps mais je me force. Ces temps-ci, je fais mes deux heures de vélo entre 7 et 9 h le soir. Je me fixe comme objectif de courir trois ou quatre cyclos dans l'année. Je fais attention à ce que je mange et bois. Je passe un peu pour un ascète mais j'ai donné l'exemple. 80 % des 200 employés de Prost Grand Prix on passé un test physique et nous avons fait appel à un nutritionniste.

On sent un bon mouvement derrière Prost Grand Prix en France.
Oui, mais il nous faudrait deux ou trois résultats coup sur coup. Nous progressions beaucoup mais on n'exploite pas encore le potentiel de la voiture à 100 %. Notre place, c'est septième ou huitième. Devant, on ne peut pas. On ne peut rien contre McLaren, Ferrari, voire même une Stewart bien conduite… Les gens veulent des résultats au prochain Grand Prix, un retour sur investissement immédiat. Alors je dois expliquer qu'on a des programmes sur deux ou trois ans. En F1, les équipes les plus fortes sont justement celles qui ont cette visibilité sur le long terme.



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